Photo archives pullover-blog: destruction d'un camp de Roms à Toulouse
Le Monde 19 octobre (par Florence Aubenas)
Aujourd'hui, ce sont les Roms
C'était le jour de la Saint-Michel, le patron des parachutistes. A Saint-Yrieix, dans la Haute-Vienne, il n'est pas 8 heures et des oriflammes militaires battent déjà à travers le bourg quand le téléphone de Daniel Boisserie, le maire, se met soudain à sonner: France 3 voudrait une interview. La veille, Boisserie a, en effet, signé un soutien à Manuel Valls avec quinze autres élus socialistes : l'affaire des Roms, "qui-ont-vocation-à-être-reconduits-dans-leur-pays", selon le ministre de l'intérieur, est en train de déchirer la gauche. Dans les zones rurales, cela fait un moment que les élus s'effraient entre eux : le sujet de la sécurité et des Roms s'est mis à incendier les campagnes, on parle de "raids des pays de l'Est" dans les fermes et les maisons. Les prochaines municipales se joueront là-dessus, Boisserie – lui-même fils de paysan – en est convaincu : "Un jour, un agriculteur prendra peut-être un fusil, ils en sont capables."
Quand le micro de France 3 se tend, le maire de Saint-Yrieix a l'impression de dévider les mêmes mots que dans la lettre pour Valls, "l'angélisme" ("qui-n'est-plus-possible") ou la "loi républicaine" ("qui-doit-être-appliquée"). Mais le soir, devant la télé, Suzy, sa femme, est prise de vertige. Sur fond de treillis et de bérets rouges, elle entend son mari asséner à l'écran : "Quand on installe les Roms, il y a le crime, la drogue, la prostitution, il n'y a pas de raison de laisser faire." Lui-même s'exclame : "J'ai l'air d'un facho." Et Suzy, à nouveau : "Mon Dieu, qu'est-ce qui va se passer ?"
A Saint-Yrieix, l'hôtel de ville est perché sur un talus, tout près de la cité médiévale. On apporte un café au maire, il se lève pour faire la bise. Boisserie est né là, petit homme aux manières rondes, paisiblement élu et réélu à la tête des 7 500 habitants, sans réelle opposition.
"C'est un paradis de tranquillité", dit Agnès Terrefond, une des deux policiers municipaux. Elle se souvient des jeunes filles apparues en 2010, "que des messieurs déposaient en voiture devant le distributeur du Crédit Agricole. Elles se faisaient passer pour sourdes. Certaines étaient enceintes". Aussitôt, les commerçants appelaient les agents : "Venez vite, il y a des Roms" "On arrivait, on restait sur elles, tout le temps." Elles ont disparu depuis deux ans et Agnès Terrefond se sent "heureuse à en devenir égoïste. On se dit : "pourvu que ça n'arrive pas chez nous"".
Trois personnes attendent devant le bureau social de la mairie. "Aujourd'hui, ce sont les Roms qui prennent. Il faut bien en vouloir à quelqu'un, non ?", constate un grand, cheveux dans la nuque, coiffés en arrière. A la déchetterie, où il travaille, on ne parle que de ça. "Avant, c'était les Arabes, mais ici, franchement, ils bossent bien." Aujourd'hui, il accompagne un copain, père au chômage à qui l'aide au logement est refusée pour 42 euros de revenu de trop.
Dans son bureau, Monique Piazzi, adjointe aux affaires sociales, gronde une jeune femme. "Dimanche, à la boulangerie, c'est bien votre fils qui a pris quatre gâteaux pour plus de 10 euros ? Vous auriez pu en faire un vous-même, comme moi. A Saint-Yrieix, on aide, on n'assiste pas." L'autre râle. "Vous donnez bien à certains qui se saoulent." L'adjointe, piquée : "Qui ? Dites un nom." La jeune femme repart avec 50 euros.
"NOUS ON EST FRANÇAIS"
Dans la dureté des temps, Saint-Yrieix paraît singulièrement épargnée, l'hôpital cumule 450 emplois, l'imprimerie presque autant, sans compter la coopérative agricole. Une retraitée compte sur ses doigts : "On a un cinéma, deux hypermarchés, le centre pour l'obésité..." Elle est anglaise, la communauté étrangère de loin la plus nombreuse, et s'est enflammée comme tout le monde pour le parc aquatique, jugé pharaonique, alors que l'aire des gens du voyage, près du marché à bestiaux, est passée presque inaperçue.
Une vingtaine de caravanes y stationnent, venues d'Alsace cet été. "Pour les missions évangélistes, on circule à des centaines", s'excuse une mère de famille. De petits blocs sanitaires surplombent les vergers, des machines à laver tournent en plein air, à côté de frigos, plantés sous le ciel d'hiver comme des menhirs. "Attention, Roms et gens du voyage, c'est pas pareil : nous on est français !", continue la mère. Un autre : "Eux, on ne les connaît pas, leurs enfants sont des zoulous."
Une petite fille raconte "en" avoir vus rue du marché "avec des bijoux dans le nez et des cheveux longs". Son père la coupe. "Non, ça c'est des hippies." Puis pouffe : "Il paraît que le maire a embauché un Rom."
Le Rom est en réalité moldave, Andrei Cosciug, un garçon doux et timide, passionné de pêche. Il n'aime pas faconter sa fuite de l'orphelinat à 15 ans, l'arrivée clandestine en Roumanie sur un parking de camionneurs. L'un accepte de l'amener à Paris pour tout ce qu'il possède : 500 euros. "C'est en Europe ?", s'inquiète l'enfant. Ici, il vole pour des Roumains, maçonne au noir pour un Moldave, finit par tomber à Saint-Yrieix, où l'entraîneur de lutte l'envoie au collège : Cosciug est champion. Le maire lui a décroché la nationalité, un emploi d'avenir et un logement social. Il a 24 ans maintenant. Les Roms ? "En oldavie, on les évite. Ici, je fais pareil."
Après la vidéo de France 3, Boisserie a fait un communiqué, s'estimant trahi. Puis, effondré, s'est risqué à regarger les commentaires sur Internet. Deux d'entre eux le crucifient, plus de 200 l'applaudissent. Depuis des mois, des campagnes virulentes de SMS faisaient courir une rumeur : le maire allait mettre des Roms, par centaines, dans la gendarmerie désaffectée. "On était inquiets, c'est vrai", dit un exploitant de la coopérative agricole. "On a soufflé en voyant la vidéo." Certains se sont même mis à chanter : "On a gagné, on a gagné."